Clément Brelaud, directeur de l’Epicerie Solidaire : « C’est un lieu de lien social très fort »
(Re)bondissons : Bonjour, pouvez-vous nous dire comment vous vous appelez, quel est vôtre âge et où vivez vous ?
Clément Brelaud :
Je m'appelle Clément Brelaud, mais souvent on m'appelle Clément ici, ou monsieur Clément. J'ai 40 ans et je vis aux Gibjoncs.
Quel est votre parcours d'étude et professionnel ?
J'ai eu un bac en économie, après j'ai fait économie sociale, et un master en économie du développement durable et en développement international à Saint-Quentin-en-Yvelines. Je suis retourné à Bourges chez mes parents pour chercher du travail. J'ai vu une opportunité à l'Epicerie Solidaire, pour un remplacement. Je pensais que ce serait juste en attendant un autre emploi mais ça fait 13 ans que je suis ici, parce que le travail m'a passionné.
Depuis que je suis au collège mais surtout au lycée, j'ai toujours voulu faire un métier qui serve à la société. C'était important pour moi ; ça correspond à des valeurs familiales, personnelles et de solidarité.
C'est pour ça que je me suis dirigé vers des études sur le développement des pays du tiers-monde, et que j'ai beaucoup postulé aussi dans les ONG, pour l'aspect humanitaire. Mais la recherche d'emploi, c'était compliqué : jeune, pas d'expérience... Du coup, j'avais postulé à une offre d'emploi, ici à l'Epicerie Solidaire. Au début, je pensais que ce n'était pas pour moi : j’étais un peu éloigné de mon terrain, de mes études. Finalement non, puisqu'il y avait notamment la valeur humaine, qui est au centre de ce travail. La rencontre avec les gens, et bien sûr, le sentiment d'aider, d'apporter beaucoup à la société.
Quelle est votre fonction à l'Epicerie solidaire ?
Je suis directeur. Quand je suis arrivé, j'étais tout seul, donc on ne peut pas être directeur de soi-même mais l'épicerie s'est pas mal développée depuis sa création et il y a eu notamment des recrutements successifs. Aujourd'hui, on est 5 salarié.e.s, donc j'ai une fonction de direction d'une petite structure.
Il y a bien sûr toutes les fonctions supports de l'association, les commandes, un peu de logistique, la gestion du personnel, mais aussi et surtout des bénévoles parce qu'il y en a plus de 100 ici. Mais malgré tout, je garde un contact très fort avec les familles accueillies.
« C’est une vraie ruche ! »
Depuis combien de temps l'épicerie existe-t-elle ? A-t-elle toujours été dans le quartier ?
L'épicerie a été créée en 2008. Je suis arrivé en 2012.
C'était une volonté de bénévoles du Secours Catholique qui distribuaient des bons alimentaires à l'église Saint-Jean à côté, qui voyaient que le système n'était plus très adapté. Les gens venaient dans un esprit de consommation, juste retirer des bons. Il n’y avait pas beaucoup d'accompagnement.
C’est une époque où les modèles d'épiceries solidaires commençaient à se développer en France, avec le principe que les gens viennent acheter à petit prix, mais il y a un achat. C'est ce qu'on appelle la réciprocité : en contrepartie d'avoir de l'aide alimentaire, les gens paient ce qu'ils prennent.
Ces bénévoles du Secours Catholique ont décidé de créer une Epicerie Solidaire ici, dans ces locaux, au 7 rue Jean-Rameau. Donc l'association a toujours eu le même siège social.
Est-ce que vous pouvez décrire l'Epicerie Solidaire à quelqu'un qui n'est jamais venu ici, qui ne sait pas ce que vous faites ?
Je crois que c'est impressionnant pour les gens qui viennent : il y a beaucoup de monde, beaucoup de flux, c'est une vraie ruche. En plus, on donne sur la rue, donc c'est vrai qu'on a cette proximité.
L'Epicerie Solidaire, c'est un endroit où l’on vient en aide aux personnes de Bourges Nord, pour qu'elles puissent réaliser des économies : elles vont avoir accès à des produits à 30 % du prix du commerce, soit presque 4 fois moins cher.
C'est aussi un lieu d'apprentissage de la langue française : il y a beaucoup d'informations qui circulent avec l'organisation de nombreux ateliers.
C'est aussi un endroit de lien social très fort, puisque venir ici, c'est un prétexte de sorties pour certaines familles ou personnes. On a des chaises qui sont à l'extérieur, ça permet de discuter, de rencontrer du monde, de se sentir bien.
On crée beaucoup de temps de convivialité, notamment à travers l'organisation d'évènements comme hier soir, avec l'apéro musical.
D'où vous viennent vos produits et qui vous finance ?
La majorité provient de la Banque Alimentaire du Cher, une association qui va récupérer des produits, soit dans les supermarchés, soit chez les industriels, ou en donation à travers des collectes, notamment annuelles.
On y va tous les jours récupérer de la marchandise ; on ne choisit pas exactement ce qu'on veut mais ils essaient d'équilibrer. Tout ça contre une participation de 30 centimes par kilo. Parce que bien sûr, ils ont des frais de gestion. On appelle ça la contribution de solidarité.
On met ensuite les produits à disposition des familles. Depuis le début, l'Epicerie a toujours eu la volonté d'assurer l'équilibre alimentaire, donc il y a des achats complémentaires. Pourquoi ? Parce qu'on ne peut pas tout avoir de la Banque Alimentaire : s'il nous manque du lait, on va l'acheter à l'extérieur. L'année dernière, on a acheté 35 % en plus de la Banque Alimentaire, pour compléter l'offre.
On a aussi beaucoup de produits d'hygiène qu'on arrive à avoir des associations partenaires auprès desquelles on peut acheter le non-alimentaire à des petits prix.
Pour nos ressources, les principaux contributeurs sont les familles elles-mêmes, puisqu'elles paient. Dans notre budget, entre 80 et 85 % de nos recettes proviennent des familles, des achats de tous les jours. C'est très important de le dire : l'Epicerie est vraiment soutenue par les familles.
Après, on a des subventions traditionnelles, institutionnelles, par rapport à notre cadre d'activité : l'Etat, la CAF, l'ARS puisqu'on a tout une action autour de la santé, le Département, le CCAS de Bourges et la Politique de la Ville puisqu'on est dans un quartier prioritaire de la ville.
« 1.190 familles accueillies, soit près de 3.000 personnes »
Qui peut bénéficier de l'Epicerie Solidaire ?
L'Epicerie est là pour aider des familles en précarité de Bourges Nord, donc il faut habiter Bourges Nord, c'est le premier critère. C'est un choix historique : Bourges Nord concentre plus de difficultés économiques qu'ailleurs. C'est statistique. ça ne veut pas dire qu'il n'y a en a pas ailleurs, mais y en a plus ici.
Deuxièmement, il faut aller voir un travailleur social. Il n'y a pas d'inscriptions en direct. Parce que c'est leur travail et nous, on serait trop pris par l'émotion, ça serait trop compliqué.

Il s'agit aussi d'accompagner un projet. On ne vient pas là juste en disant : « j'ai des difficultés, j'ai pas à manger... ». Nous, on n'est pas juste une rustine : on est là pour que, pendant leur période à l'épicerie, la situation des personnes s'améliore. C'est pour ça qu'il y a la notion de projet. Ça peut être autour de l'achat d'un mobilier, une formation, le permis de conduire... Mais malheureusement aussi beaucoup de problèmes budgétaires, un découvert bancaire, une facture à payer, les factures d'énergies, les retards de loyer... Par exemple, le travailleur social va signaler que telle famille a une facture d'eau à payer et l'Epicerie va permettre de faire des économies pour financer la facture. Quand la période à l'Epicerie sera terminée, si la facture d'eau est payée, la situation sera plus facile, elle sera plus viable.
Avec le permis de conduire, c'est plus facile de trouver du travail. Si la maison est mieux meublée, c'est quand même plus agréable. L'idée c'est d'améliorer la situation des familles.
Combien de familles en bénéficient aujourd'hui et quels sont leurs profils ?
En 2024, nous accueillions 1.190 familles, ce qui représente à peu près 3.000 personnes. On compte les enfants et les compagnes/compagnons.
Le profil est très variable : on a un public qui habite Bourges Nord, des personnes seules, des personnes en couple, des personnes avec enfants. On a quand même une population assez importante ici de personnes exilées, qui sont en demande d'asile ou malheureusement, dans certains cas, qui se retrouvent sans papier sur le territoire. Il me semble qu'en 2024, ça a représenté 35 % de nos effectifs. La raison principale, c'est qu'il y a deux CADA (Centres d'aides pour les demandeurs d'asile) qui sont dans le quartier. On a aussi eu des familles ukrainiennes qui sont beaucoup venues.
Quel que soit l'endroit d'où elles viennent, on veut accompagner ces populations, on ne veut pas les laisser à leurs tristes destins.
« Les bénévoles sont le poumon de l’Epicerie »
Dans l'association combien y a t il de salariés et de bénévoles ?
Il y a 5 salarié.e.s : Jean-Pierre, magasinier, accompagné de Magalie ; Noria qui s'occupe de la cuisine et de la cafétéria ; Asména qui s'occupe de l'accompagnement des familles, c'est-à-dire des entretiens individuels, de l'inscription au renouvellement, et aussi de mener les actions collectives ; et donc moi-même, Clément, directeur de la structure.
On a beaucoup de bénévoles, à peu près 130. Ici, on a une tradition d'accueil assez importante : quelqu'un qui vient va commencer son action de bénévolat dans la journée, directement. Soit aux fruits et légumes, soit à la caisse, soit on le met aussi en responsabilité. Si ça lui plaît, il reste. Quels que soient son parcours, son niveau de langue - puisqu'on peut apprendre le français en faisant la caisse sans parler un français impeccable, ou à la cuisine - il y a plein d'activités possibles.
Les bénévoles sont le poumon de l'Epicerie, puisqu'on n'aurait pas les moyens de payer toutes ces personnes. On a fait le calcul : ça représenterait presque 19 salarié.e.s, en terme d'heures de travail, c'est monstrueux.
Cela permet de faire fonctionner la vente, tout les postes de caisse, les postes d'accueil, de distribution des fruits et légumes, mais aussi l'approvisionnement, aller chercher la marchandise. Les salarié.e.s sont là pour mettre les bonnes conditions de travail pour la continuité, mais ce sont vraiment les bénévoles qui font tourner la structure.
Aussi, vous recevez des jeunes en stage.
Oui, on reçoit environ 80 stagiaires par an.
Trouver des stages, c'est très difficile pour tout le monde et encore plus pour les personnes des quartiers, qui ont un peu moins de réseaux. La plupart, on les connaît souvent parce qu'ils sont venus à l'aide alimentaire. On essaye de leur donner cette opportunité, que ce soit des jeunes, des adultes, puisqu'il y a de plus en plus de formations pour adultes. C'est un bon terrain de stage ici parce que c'est une bonne découverte du monde professionnel : administratif, vente, social, logistique, communication... la comptabilité, on évite, parce qu'on n'a pas assez de travail à leur fournir... de l'informatique, un petit peu.
Par rapport aux jeunes du quartier, quel est le rôle de l'Epicerie Solidaire ? Qu'est-ce que ça leur apporte d'y participer ?
On ne touche pas forcément directement les jeunes, puisque souvent, ce sont les parents qui viennent faire les achats. On va plus les toucher à travers les parents. Bien sûr, on va améliorer leurs conditions de vie. On a aussi des opportunités : par exemple, on peut vendre des fournitures scolaires. Pour Noël, on organise des ventes de jeux. Il y a des vêtements régulièrement aussi.
A travers nos activités, on travaille avec Rivage qui accompagne à la parentalité. On fait des ateliers parents-enfants.
Durant nos grands temps de convivialité, fêtes des voisins, carnaval... les jeunes, qui peuvent être des très jeunes, mais aussi des adolescents, peuvent participer à des activités ludiques et culturelles ou sportives.
« Le vivre ensemble semble fonctionner »
Selon vous qu'est-ce qui est positif dans le quartier et qu'est-ce qu'il faudrait améliorer ?
Il y a quand même de bonnes conditions de vie dans le quartier. Les gens aiment ce quartier, notamment à travers l'offre associative et même un peu commerciale. Il y a Cap Nord, on a des magasins, La Poste, il y a des services, des équipements sportifs, je pense notamment aux Gibjoncs, au gymnase Yves-du-Manoir.
Le vivre ensemble semble fonctionner ; on n'a pas de problèmes majeurs.
L’insécurité, il y en a comme partout, mais il ne me semble pas que ça soit majeur. Ce sont plutôt des incivilités mais globalement, je pense qu'il fait bon y vivre.
Après, ça va peut-être manquer d'activité le week-end, beaucoup de structures sont fermées. Il n'y a pas de lieu de vie, à part Cap Nord finalement, je ne pense pas qu'il y ait beaucoup de restaurants, de bars. Il y a le petit bar là-bas, mais voilà, il manque un peu de lieux de vie peut-être, d'espaces publics. A travers le renouvellement urbain, il y a des choses qui vieillissent un peu, notamment à la Chancellerie : il n'y a pas beaucoup de bancs, d'espaces pour profiter tranquillement du quartier.
Par rapport à l'association et l'Epicerie, qu'est-ce qu'on pourrait vous souhaiter pour le futur ?
L'association tourne très bien en termes d'activité, d'accueil, de budget.
Au niveau économique, ce n'est pas si facile, puisqu'on était un peu déficitaire l'année dernière. Le coût de la marchandise a réellement augmenté, on a subi la vague inflationniste.
On a des problématiques de locaux qui sont petits par rapport au monde qu'on accueille, c'est un peu limite. On a trouvé des solutions alternatives de stockage. On n'est pas forcément prêt à déménager parce qu'on aime beaucoup notre local, parce qu'il est bien situé, vraiment au cœur du quartier. On aimerait avoir peut-être des opportunités d'agrandissement, d'avoir une chambre froide quelque part. On a besoin d'espace. Ça pourrait être dans un autre lieu, mais ce n'est pas évident, il n'y a pas beaucoup de locaux commerciaux dans les quartiers.
En fait, l'épicerie a eu trois phases d'agrandissement à travers le renouvellement urbain, avec des commerces qui sont partis dans le centre commercial en face. Il y avait un coiffeur ici, c'est pour ça qu'il y a des marches et de l'autre côté, au niveau des frigos, pareil il y avait des bureaux qui sont partis, donc on a pu s'agrandir. On sait qu'on a encore des voisins ; on ne va pas les mettre dehors, mais si jamais l’occasion se présente, on prendra l'espace !
Propos recueillis par Christelle et David