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Photo de couverture

Des paysannes du Cher prennent la plume et la scène

15 mars - 15 avril 2024
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Elles avaient beaucoup à dire sur la place des femmes dans l’agriculture. Elles ont décidé de le faire en jouant et en chantant. En 2022, des adhérentes de la Confédération paysanne ont créé le spectacle « Payselles » qui a rencontré un joli succès. Accompagnées par une metteure en scène professionnelle, elles renouvellent l’expérience et s’apprêtent à remonter sur scène.

« Quand je dis que je suis agricultrice, on me demande : « mais alors… c’est vous qui conduisez le tracteur ? ». Ben... oui, couillon ! Il ne va pas se conduire tout seul ! » Anaïs, Justine, Mélodie, Sandie et Estelle éclatent d’un grand rire. Qu’elles les connaissent bien, ces préjugés tenaces qui pèsent sur les femmes dans l’agriculture ! Dans l’agriculture comme dans la société en général. Mais dans certains domaines où les hommes ont historiquement pris une grande place – comme l’agriculture occidentale moderne – il faut davantage encore jouer des coudes, s’affirmer, revendiquer son droit à exister.

Anaïs Bigard est maraîchère à Ardenais, Justine Floquet est éleveuse à Loy-sur-Arnon, Mélodie Udier cultive des petits fruits et des plantes à Vesdun et Sandie Floquet de grandes céréales à Loy-sur-Arnon. Toutes sont adhérentes à la Confédération paysanne (1). Un jour, elles plaisantent sur les fêtes organisées localement comme les concours de labour ou les concours de misses. « On ne s’y retrouvait pas franchement, expliquent-elles. On avait imaginé des concours de non-labour où on porterait des chaussures à talons pour planter des graines dans les champs ! »

« Payselles » ou les joies et les difficultés d’être femme en agriculture

Leur chemin croise alors celui d’Estelle Bezault, metteure en scène de la compagnie Soliloque – le Chant du Fond, installée à Saulzais-le-Potier. Ensemble, elles décident d’écrire sur le quotidien des femmes dans l’agriculture. Estelle trouve des financements pour organiser des ateliers réguliers. Elles sont sept à y participer. « Elles ne se connaissaient pas toutes entre elles, nous avons donc commencé par de petits jeux théâtraux pour faire le groupe, se souvient-elle. Ensuite, progressivement, elles ont écrit la matière dont je me suis servie pour composer un spectacle d’une demi-heure. »

Intitulé « Payselles », il met en lumière « les joies et les difficultés d’être femme en agriculture ». Construit autour de témoignages intimes, il a toutefois une portée universelle, en témoignent les échanges avec le public à la fin des représentations : « Ça touche beaucoup, certains pleurent, assurent les comédiennes. Quelqu’un nous a dit : « ça m’a rappelé ma grand-mère et ma mère, leur travail n’était pas reconnu. » » Qu’est-ce qui, dans la génération actuelle, n’a pas changé ? « Le fait qu’on dévalorise notre travail… Quand on voit une femme à la ferme, on lui demande toujours : « Il est où le patron ? » (2) Comme si elle ne pouvait pas s’occuper d’une ferme elle-même. Pourtant, la présence des femmes en agriculture, ce n’est pas nouveau ! »

Lors d'une représentation de "Payselles".

Préjugés et inégalités de genre toujours présents

Les préjugés non plus… Le mot « agricultrice » n’est entré dans le dictionnaire Larousse qu’en 1961. Longtemps, le statut juridique est resté flou, cantonnant les femmes à travailler dans l’ombre de leurs pères, frères, maris... Il a fallu attendre 1980 pour qu’elles puissent devenir co-exploitantes. En 1985, avec l’apparition de l’EARL (Exploitation Agricole à Responsabilité Limitée), elles obtiennent une meilleure reconnaissance puisqu’elles peuvent s’associer en individualisant leurs tâches et leurs responsabilités. Ce n’est qu’en 1999, avec le statut de conjoint·e collaborateur·ice, qu’elles disposent enfin d’une retraite ! En 2006, la loi d’orientation agricole élargit ce statut aux personnes pacsées et aux concubin·e·s et celle de 2010 permet la constitution de GAEC entre conjoint·e·s (3).

Pour autant, les inégalités demeurent. Dans un rapport publié le 1er mars 2023 et intitulé « Agriculture : les inégalités sont dans le pré » (4), l’ONG Oxfam-France rappelle que : sur 221.000 agricultrices environ, plus de la moitié n’ont toujours pas de statut lié à leur travail agricole ; la rémunération des agricultrices est 29 % inférieure à celle des agriculteurs (soit ¼ d'écart de plus que dans les autres secteurs professionnels) ; la retraite moyenne des agricultrices est de 570 € mensuels contre 840 € pour un agriculteur. En revanche, elles sont plus présentes dans les pratiques agricoles durables : bio (13 % de plus que dans les filières non-bio), circuits courts, élevages extensifs…

L’absurdité du monde consumériste

Après plusieurs mois de préparation en 2022, la pièce « Payselles » est jouée à cinq reprises dans différents villages du Cher. Le succès est immédiat. « On ne s’attendait pas un tel engouement, on était vraiment surprises ! » Il faut rejouer et rejouer encore. « Bien sûr, il y avait quelques appréhensions : aucune de nous n’avait pratiqué le théâtre régulièrement. Il fallait apprendre notre texte en faisant la traite, dans la moissonneuse, en s’occupant des légumes… Mais cette expérience nous a permis de prendre confiance en nous. »

Et parce qu’elle leur a procuré aussi beaucoup de plaisir, elles ont décidé de poursuivre l’aventure en écrivant une seconde pièce ! Le groupe s’est un peu réduit mais l’ambiance est toujours joyeuse. « Cette fois, c’est une co-production du théâtre la Carosserie Mesnier à Saint-Amand-Montrond (5) et le CPIE (6) », précise Estelle Bezault, qui reste la metteure en scène.

De quoi parle-t-elle ? « De l’absurdité de notre monde consumériste. » Les comédiennes donnent des exemples :
« Dans un bar de Nantes, il n’y avait plus qu’un QR-code pour commander… plus de carte papier… tu fais comment si t’as pas de smartphone ? »
« On m’a proposé une caméra à installer dans la chèvrerie… pour quoi faire ? Ben… pour voir ce que font les chèvres quand je suis pas là ! »
« Vous voyez la publicité du plan France 2030 ? On y voit une agricultrice... ou peut-être une flic : on ne sait pas bien vu qu’il y a des drones derrière… elle a une tablette, il y a des panneaux photovoltaïques… l’agriculture du futur, quoi ! »

A travers leur nouvelle pièce, Anaïs, Justine, Mélodie, Sandie et Estelle entendent contribuer à la critique des solutions technologiques et productivistes toujours vendues comme un progrès. Dans l’agriculture, mais pas seulement.

Le théâtre est ainsi une belle manière de résister et de toucher les consciences.

Texte : Fanny Lancelin
Photos : compagnie Soliloque – le Chant du Fond

Notes