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Yahya Zannoun, réfugié palestinien à Bourges : « Au-delà des mots... »

15 janvier - 15 février 2024
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Il ne voit pas ce qu’il pourrait faire d’autre. Raconter, expliquer, déconstruire les préjugés, rétablir la vérité : c’est ainsi que Yahya Zannoun a choisi de résister. Résister à la peur et à l’injustice qui l’oppressent depuis son enfance. Résister aux horreurs qu’il voit défiler depuis trois mois sur les écrans et qui ravivent de douloureux souvenirs. Résister aux questions qui l’assaillent sans cesse mais qui se résument, finalement, à une seule : pourquoi ?

Pourquoi sa famille a-t-elle été chassée de son domaine ? Pourquoi a-t-il dû vivre dans un camp de réfugié·e·s insalubre dans son propre pays ? Pourquoi a-t-il dû subir autant de privations, de nourriture et de confort, mais aussi de libertés, de sécurité et de rêves ? Pourquoi doit-il chaque jour compter les mort·e·s sur la petite bande de terre qui l’a vu naître ? Pourquoi personne ne leur vient en aide ? « Qu’a fait le peuple palestinien pour mériter ça ? Je ne comprends pas. Je ne comprendrai jamais. » Yahya soupire. « Ce que je ressens… c’est au-delà des mots... »

A 38 ans, Yahya Zannoun vit aujourd’hui à Bourges. Réfugié apatride (le gouvernement français ne reconnaît pas la Palestine comme un Etat), il est arrivé en France en 2021. Depuis le début de la guerre entre Israël et le Hamas en octobre dernier, 19 membres de sa famille ont été tué·e·s. Le jour où nous nous rencontrons, le jeudi 4 janvier, il est sans nouvelles de sa mère et de sa sœur depuis une semaine. Malgré l’angoisse, il accepte de témoigner en tentant de mettre des mots sur l’indicible.

Un sentiment d’insécurité permanent

Originaire d’Abbassia, la famille Zannoun était « aisée et respectée ». « Ma grand-mère m’a raconté qu’elle avait une ferme avec beaucoup d’arbres, des agrumes et des oliviers. » En 1948, suite à la création de l’Etat d’Israël, 600.000 à 800.000 Palestinien·ne·s sont chassé·e·s de leurs terres, pour que s’installent les colons. C’est la « Nakba » (catastrophe en français), une plaie encore béante dans le cœur du peuple palestinien. La famille Zannoun perd tout.

« Je suis né en 1985 à Khan Younès, au sud de la Bande de Gaza, raconte Yahya. Tout petit, j’ai surtout vécu au camp de réfugié·e·s de Rafah. » De cette période, il se souvient des patrouilles de l’armée israélienne dans les ruelles, du couvre-feu, « d’un sentiment d’insécurité permanent ». Il se souvient aussi « des eaux usées qui dégoulinaient à l’air libre, et des odeurs… il n’y avait aucun assainissement ». « Je lis parfois des commentaires sur les réseaux sociaux, sur les avantages de la colonisation sur les infrastructures… Moi, je n’ai rien vu de tout ça. Vraiment rien. »

« Sans pays, on ne peut pas se sentir libre »

A la souffrance collective, s’ajoute pour Yahya une souffrance personnelle : ses parents divorcent et son père part pour l’Algérie où il occupe un poste d’enseignant en droit. Le petit garçon fait des allers-retours entre les deux pays. Son expérience est révélatrice des difficultés rencontrées alors par les Palestinien·ne·s pour voyager : « C’était très compliqué. On passait par la frontière égyptienne mais entre Rafah et Le Caire, il y avait une vingtaine de barrages de l’armée. Normalement, on met cinq à six heures pour faire ce trajet. Mais ça nous prenait parfois trois jours, avec l’obligation de dormir aux check-points. »
Son père peut difficilement faire le chemin dans l’autre sens : après la guerre de 1967 (1), l’Etat d’Israël décréta que les Palestinien·ne·s vivant à l’étranger ne seraient pas autorisé·e·s à rentrer. A l’époque, le père de Yahya est étudiant à Alexandrie. « Il n’a pu rentrer que deux fois avec une autorisation spéciale pour un maximum d’un mois. Mais souvent, il devait nous attendre en Egypte. » Pour revenir définitivement dans son pays dans les années 2000, il choisira la voie des tunnels…

Car aussi surprenant que cela puisse paraître, étant donné la situation dans le pays, la plupart des Palestinien·ne·s – comme tout· exilé·e de force que j’ai pu rencontrer – n’aspire qu’à une chose : rentrer. « Sans pays, on ne peut pas se sentir libre », explique Yahya. Il raconte l’histoire d’un oncle qui a travaillé pendant 40 ans en Arabie Saoudite et qui rêvait de revenir en Palestine.

Forcer les gens à partir

Vivre ailleurs, c’est s’adapter sans cesse, composer, faire attention à ses mots et gestes pour être accepté·e… Subir de nombreuses discriminations aussi, y compris dans les pays d’accueil « arabes ». « Ils ne veulent pas nous accorder de statut fixe, de peur de bloquer notre retour. J’ai le sentiment que nous sommes traités partout comme des sous-hommes... Récemment, il y a aussi eu une vague de diabolisation des Palestinien·ne·s de la part des pays du Golfe notamment, dans le cadre de la normalisation de leurs relations avec Israël. »

A-t-il entendu parler des plans de migration volontaires ? Evoqués depuis quelques semaines, ils feraient sortir les Gazoui·e·s du pays. « Comment ça, volontaires ? sourit amèrement Yahya. Franchement, ils croient que les gens sont si naïfs ? Quand 70 % des maisons sont détruites, quand tu n’as ni logement, ni eau, ni électricité, plus d’école, plus d’hôpital… Comment veux-tu vivre ? Les départs ne seront pas volontaires ! Ils veulent forcer les gens à partir ! »

Il se souvient de la destruction de sa maison à Gaza lors de la deuxième Intifada dans les années 2000 (2). « On n’était pas engagé politiquement, on n’a jamais représenté une menace pour Israël. Mais un bulldozer a détruit notre maison. Tout le quartier a été rasé. » En tentant de s’interposer, Rachel Corrie, militante pacifiste américaine âgée de 23 ans, est morte sous les chenilles du bulldozer (3). Yahya en parle avec beaucoup d’émotion : il l’avait accueillie chez lui et lui servait de traducteur. « Je suis un humaniste. Ce qui est important pour moi, ce sont les relations humaines. Aider, par exemple en traduisant, c’était ma façon de résister. »

Dessin d'Emad Hajjaj, né en Cisjordanie en 1967, membre de Cartooning for Peace.

Déshumaniser les Palestinien·ne·s

De 2003 à 2009, il repart vivre en Algérie pour suivre des études de droit. A son retour, il perçoit l’effet des changements opérés depuis deux ans. « En 2007, le Hamas a pris le pouvoir à Gaza et Israël a mis en place le blocus (lire l’encadré). Bien sûr, ça a impacté la vie quotidienne, mais pas seulement pour survivre. Quand j’étais enfant, malgré les difficultés, je sentais la chaleur des relations entre les gens. En 2009, je ne la sentais plus : les gens se sont repliés sur eux-mêmes. Ça me préoccupe plus que l’économie parce que restaurer le lien social, c’est beaucoup plus dur que restaurer l’économie. »
Il se souvient aussi d’Israël calculant le blocus en calories par habitant·e (4). « Ce qui fait mal, c’est de déshumaniser les Palestiniens au point de les considérer uniquement sur le plan humanitaire. A leurs yeux, nous ne sommes plus rien d’autre. »

A-t-il déjà eu envie de s’engager en politique ? « J’ai toujours été très sensible à l’injustice et c’est pourquoi j’ai suivi des études de droit. Ce que j’ai appris me permet d’avoir une certaine analyse. Pour moi, les priorités de l’Autorité palestinienne sont mal faites : elle veut construire des choses avant la fin de l’occupation, donc ces choses sont tout le temps détruites. Il faut d’abord une résistance populaire pacifique pour obtenir l’indépendance et ensuite, construire la stabilité. Mais l’Autorité palestinienne, par sa passivité, permet une occupation gratuite, confortable : elle s’acquitte des charges qui incombent normalement à l’occupant. »
Quant au Hamas, qui souhaite établir un Etat islamique... « Pour moi, le peuple palestinien est plus grand que la religion. Il y a des musulmans mais aussi des chrétiens, des arméniens… La diversité est une richesse. Alors, donner un caractère religieux au mouvement palestinien, c’est contre mes principes. »

Une situation intenable

En 2021, Israël achève la construction de sa « barrière », 65 kilomètres de béton et d’acier avec une partie souterraine pour empêcher la création de tunnels. L’étau se resserre encore un peu plus sur la population palestinienne. Quelle vie attend Yahya ? Il se résoud à partir. Pourquoi a-t-il choisi la France ? « J’avais suivi un module de droit constitutionnel et entendu parler de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, des Lumières… A l’extérieur, la France a une image de justice et de liberté. Et j’avais déjà appris le français à Gaza et en Algérie. »
A la Sorbonne à Paris, il intègre le dispositif Passerelle pour valider l’équivalent de sa licence. L’administration l’envoie ensuite vivre à Bourges où il a pris contact avec le département de droit. Mais il devra attendre l’an prochain pour espérer reprendre ses études. « Je n’ai pas trouvé de travail proche de mon profil, alors je suis devenu agent de conditionnement, puis préparateur de commandes et j’ai travaillé dans la restauration aussi. C’est très dur physiquement. »

C’est ici qu’il a appris les événements du 7 octobre et qu’il suit depuis la guerre. « C’est au-delà des mots », répète-t-il les yeux dans le vide. « Etant donné la situation à Gaza, tout le monde pensait qu’il était impossible que ça reste comme ça. Mais j’ai quand même été surpris : personne ne pouvait prévoir ça. »
Sur son smartphone, il me montre la photo d’une fillette amputée des deux bras, postée sur un réseau social qu’il suit avec confiance. « Il y a un nombre important d’enfants tués ou orphelins. Je m’interroge sur leur destin. Que vont-ils devenir ? » Selon l’UNICEF, au 2 janvier 2024, 5.350 enfants gazoui·e·s avaient été tué·e·s et 19.000 orphelin·e·s ou enfants séparé·e·s de leurs parents avaient été recensé·e·s.

La position des occidentaux : « une déception totale »

Que pense Yahya de la réaction des pays occidentaux et notamment de celui qui l’accueille ? « C’est une déception totale. Je ne parle pas d’aides financières ou matérielles, je parle d’humanité. Je ne comprends pas comment le monde accepte ça. Bientôt, il y aura 30.000 morts et 60.000 blessés. Voir ces chiffres, les accepter, c’est normal ? »
Plus globalement, la position des Etats-Unis et de l’Europe, soutiens jusqu’ici indéfectibles d’Israël, l’excède. « La question, c’est : est-ce que les Palestiniens ont le droit de vivre dignement dans un Etat indépendant ? Ou non ? S’ils le veulent, les Occidentaux peuvent exiger une solution et elle est très claire : l’indépendance et la liberté des Palestiniens. Mais leurs paroles… je n’y crois plus… »

Lorsqu’on lui demande comment il entrevoit l’avenir, il répond « noire ». « Israël cherche à ce que les Gazaouis quittent la Bande de Gaza et c’est pareil en Cisjordanie. D’où peut venir l’espoir ? Je ne sais pas... »

Tous les samedis depuis le début de la guerre, il participe aux rassemblements organisés par le collectif du Cher pour une paix juste et durable entre Israéliens et Palestiniens. Comment les Français·e·s peuvent-iels être utiles ? « Aider, c’est d’abord s’informer. Essayer de comprendre la cause palestinienne, sa souffrance. » Est-ce que manifester massivement dans la rue pour faire pression sur l’Etat français, afin qu’il révise son soutien à Israël, serait une solution ? « L’élite a ses propres intérêts, répond Yahya. Regardez lors de la réforme des retraites. Combien de manifestations massives ? Au final, le gouvernement a décidé de ne pas écouter. »
Il continuera tout de même à participer aux rassemblements. Pour garder le contact avec les habitant·e·s d’ici, pour les informer, pour témoigner. Pour exercer la seule forme de résistance possible pour l’instant.

Fanny Lancelin

Notes

Plus

Quelques repères

  • 1920-1948 : mandat britannique accordé par la Société Des Nations (ancêtre de l’ONU) avec pour objectif de « placer le pays dans des conditions politiques, administratives et économiques qui permettront l’établissement d’un foyer national juif et le développement d’institutions d’autogouvernement ».

  • 29 novembre 1947 : plan de partage de l’Organisation des Nations Unies (ONU) avec une séparation de la Palestine en trois : un Etat juif, un Etat arabe et une zone sous contrôle international (Jérusalem et sa banlieue).

  • 14 mai 1948 : dernier jour du mandat britannique, déclaration d’indépendance de l’Etat d’Israël par David Ben Gourion et début de la guerre israélo-arabe (1948-1949). Début de la Nakba (premier exode forcé massif des Palestinien·ne·s).

  • 1967 : guerre des Six Jours qui oppose Israël à l’Egypte, la Jordanie, la Cisjordanie et la Syrie. Elle provoque le deuxième exode des Palestinien·ne·s.

  • 1973 : guerre du Kippour qui oppose Israël à l’Egypte et la Syrie.

  • 1987-1993 : première Intifada (soulèvement en français) qui éclate à Jabalia, camp de réfugié·e·s de la Bande de Gaza (émeutes, attentats en Israël, conflits entre les différentes mouvances palestiniennes).

1.000 mort·e·s côté palestinien, 300 côté israélien.

Naissance du Hamas (de son nom complet, Mouvement de la résistance islamique), issu des Frères musulmans. Le Hamas ne reconnaît pas l’Etat d’Israël et son but est de récupérer les territoires occupés pour fonder un Etat islamique.

Affrontements du Hamas avec l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) contre l’idée d’un Etat islamique.

  • 1993 : accords d’Oslo pour un découpage temporaire des territoires en trois zones.

  • 1995 : assassinat d’Ytzhak Rabin, premier ministre israélien partisan de la paix et signataire des accords d’Oslo, par un militant de l’extrême droite israélienne.

  • 2000-2005 : deuxième Intifada. 3.000 mort·e·s côté palestinien, 1.000 côté israélien.

2002 : construction par Israël d’une barrière de séparation pour faire cesser les attentats-suicides sur son sol.

2004 : mort de Yasser Arafat, signataire des accords d’Oslo et leader de l’OLP.

2005 : Yasser Arafat est remplacé par Mahmoud Abbas (issu du parti Fatah). Il deviendra président de l’Autorité palestinienne.

  • 2006 : le Hamas remporte les élections législatives.

2007 : le Hamas prend Gaza, ce qui déclenche le blocus de Gaza par Israël. L’OLP et le Fatah sont évincés de la Bande. Le Fatah « gère » désormais la Cisjordanie.

  • Depuis 2008 : multiplication des opérations israéliennes qui répondent notamment aux milliers de tirs de roquettes par le Hamas depuis la Bande de Gaza.

2011 : construction du « dôme de fer », système antimissiles.

2021 : fin de la construction de la barrière, 65 kilomètres de béton et d’acier avec une partie souterraine pour empêcher la création de tunnels (par lesquels passent hommes et femmes, matériels, armes, vivres… vers ou depuis Gaza).

  • 7 octobre 2023 : attaques simultanées du Hamas dans des kibboutz d’Israël et au festival de musique Supernova de Sdérat. Opération nommée « Déluge D’Al-Aqsa ». Des milliers de roquettes tirées depuis la Bande de Gaza, plus de 2.000 membres du Hamas pénètrent sur le sol israélien via des brèches pratiquées sur la barrière entourant Gaza.

Bilan : 1.140 mort·e·s (décompte de l’armée israélienne au 2 janvier) et 240 otages.

Etat de guerre déclaré par le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou. Début des combats.

9 octobre 2023 : début des bombardements sur Gaza.

2 janvier 2024 : assassinat par Israël de Saleh al-Arouni, numéro 2 du Hamas vivant dans la banlieue sud de Beyrouth.

  • Au 5 janvier 2024 : 118 otages présumé·e·s vivant·e·s, cinq personnes toujours portées disparues.

En échange des 110 otages libéré·e·s et de cinq corps rapatriés, 150 prisonnier·e·s palestinien·ne·s libéré·e·s.

  • 11 janvier 2024 : Israël doit faire face à des accusations d’actes génocidaires à Gaza déposées par l’Afrique du Sud devant la Cour internationale de justice qui siège à La Haye.

  • Au 14 janvier 2024 : selon le ministère de la Santé du Hamas, 23 843 mort·e·s et 60 317 blessé·e·s à Gaza depuis le début des bombardements.